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Mardi 15 février 1966
Le Tinker Bell de White Plains était situé dans un centre commercial abritant des boutiques de meubles et de vêtements assez chic, mêlées comme à l’habitude à des fast-foods et des blanchisseries automatiques, ainsi que quelques restaurants, qui manifestement n’étaient ouverts qu’à midi. L’endroit, de construction récente, s’étendait sur deux niveaux, mais Tinker Bell se trouvait au rez-de-chaussée, tout près de l’entrée.
Carmine examina le magasin de l’extérieur. Il était très vaste, entièrement consacré aux vêtements pour fillettes et faisait actuellement une promotion sur les vêtements d’hiver en fibres naturelles. Plusieurs dizaines de clientes parcouraient les rayons, parfois avec des enfants en remorque, parfois seules. Aucun homme en vue. Il n’y a jamais de vols dans un endroit comme ça ? se demanda Carmine, en vrai professionnel.
Il entra en tentant de prendre un air dégagé, bien qu’il eût l’impression de faire tache et d’avoir le mot « FLIC » inscrit sur le front. C’était aussi, manifestement, l’opinion des clientes, qui s’éloignaient en toute hâte, et des vendeuses, qui se regroupèrent craintivement dans un coin.
— Pourrais-je parler à la direction, s’il vous plaît ? demanda-t-il à l’une d’elles, qui n’avait pas rejoint ses collègues assez vite.
Elle l’emmena aussitôt à l’arrière du magasin et frappa à une porte.
Mme Giselle Dobchik le fit entrer dans une pièce minuscule remplie de boîtes en carton et de classeurs. Elle avait la quarantaine, les cheveux blonds, des ongles vernis, mais pas trop longs – sûrement pour ne pas abîmer la marchandise – et était vêtue avec élégance. Un coffre-fort trônait près de la table qui lui servait de bureau. Quand il sortit son insigne, elle resta impassible.
— Reconnaissez-vous ceci, madame ? demanda-t-il en sortant d’un sac les robes lilas et rose.
— Cela vient très certainement de chez nous, dit-elle en glissant la main dans le tissu pour en éprouver les coutures. On a enlevé nos étiquettes, mais je suis sûre que ce sont d’authentiques robes de Tinker Bell. Les perles et les paillettes sont disposées à notre façon, nous avons nos petits trucs.
— Et bien sûr, vous ne pouvez pas me dire qui les a achetées ?
— Ça pourrait être n’importe qui, lieutenant. Mais nous avons toujours un exemplaire de chaque modèle et de chaque couleur en stock. Venez avec moi.
Sortant de son bureau, elle le conduisit dans un rayon consacré aux robes de fête, accrochées par dizaines sur des cintres. Il devait y en avoir plus de deux cents, dans des teintes allant du blanc au rouge sombre, toutes brodées de paillettes ou de perles.
— Six tailles, de trois à douze ans, vingt modèles différents, vingt couleurs différentes, expliqua-t-elle. C’est un de nos plus gros succès, elles partent à peine mises en rayon. Vous comprenez, il vaut mieux que deux fillettes assistant à la même soirée ne portent pas la même robe ! C’est un signe de statut social, dans tout le Connecticut.
— Madame Dobchik, puis-je vous offrir un café ? J’ai vraiment l’impression d’être un éléphant dans une boutique de porcelaine, ça ne peut pas être bon pour vos affaires.
— Avec plaisir. Ce sera une pause bienvenue !
— Vous m’avez parlé du problème de deux fillettes portant la même robe dans une soirée, dit Carmine. Ça me conduit à penser que vous gardez des archives détaillées.
— Oui, il le faut bien. Mais les deux que vous m’avez montrées sont en vente depuis plusieurs années – cinq ans pour la rose, quatre pour la lilas –, et nous en avons vendu beaucoup. De plus, les vôtres sont en si mauvais état qu’il n’est plus possible de dire exactement quand elles ont été faites.
— Où sont-elles fabriquées ?
— Nous avons à Worcester, dans le Massachusetts, une petite usine que dirige mon frère. Je m’occupe de la boutique de White Plains, ma sœur de celle de Boston. C’est une entreprise familiale.
— Il arrive que des hommes viennent acheter chez vous ?
— Ça arrive, mais la clientèle est essentiellement féminine. Généralement, les hommes viennent chercher chez moi de la lingerie pour leurs épouses. Je ne les vois pas offrant de telles robes à leurs filles.
— Est-il arrivé que quelqu’un achète deux modèles de la même taille, mais de couleur différente, le même jour ?
— Plus que deux modèles, même, répondit Mme Dobchick, qui sourit : c’était une sacrée vente ! Douze robes de taille dix-douze ans, chacune d’une couleur et d’un modèle différents.
Carmine sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque.
— Quand était-ce ?
— Fin 63, je crois. Je peux vérifier.
— Avant que vous le fassiez, vous souvenez-vous de l’acheteuse ? À quoi ressemblait-elle ?
— Proche de la soixantaine, vêtue d’un manteau de zibeline, des cheveux teints en bleu, un peu de maquillage, un grand nez, des yeux bleus, des lunettes à double foyer, une voix agréable... Un sac à main et des chaussures Charles Jourdan, de longs gants de chevreau de couleur assortie... Elle a payé en liquide. Puis un chauffeur en livrée a porté toutes les boîtes jusqu’à la limousine, une Lincoln noire. Je m’en souviens fort bien, vous pensez ! Par contre, je ne pourrai pas vous donner son nom. Mais c’est la plus grosse vente de robes que nous ayons jamais faite. Mille huit cents dollars, chaque robe étant à cent cinquante dollars pièce. Cette femme sortait des billets de cent dollars d’une pile de plusieurs centimètres...
— Vous lui avez demandé pourquoi elle achetait autant de robes de la même taille ?
— Bien sûr ! Elle m’a répondu en souriant qu’elle représentait une organisation de charité qui les offrirait à un orphelinat de Buffalo en guise de cadeaux de Noël.
— Vous y avez cru ?
— Pourquoi pas ?
Carmine et Mme Dobchik revinrent au magasin, où elle lui montra le relevé de la vente. Pas de nom, paiement en liquide.
— Vous avez pris les numéros des billets, observa-t-il. Pourquoi ?
— Il en circulait des faux à l’époque, alors j’ai vérifié auprès de ma banque pendant que les filles mettaient les robes dans des cartons.
— Et c’était des vrais ?
— Oui. La banque a surtout été surprise de constater qu’ils dataient de 1933, juste après que le gouvernement fédéral eut suspendu la convertibilité en or. De plus, ils étaient comme neufs. Mais du moment qu’ils étaient authentiques...
— C’est sûr, c’est le principal, dit Carmine.
Il examina les numéros de plus près : ils se suivaient, ce qui était plutôt rare. Mais ça ne voulait pas dire grand-chose.
Mme Dobchik le raccompagna.
— Vous êtes sur une affaire passionnante ?
— Hélas non, madame. Juste une autre histoire de faux billets.
— Nous savons maintenant que les Fantômes ont planifié la seconde série de meurtres avant même d’avoir entamé la première, dit Carmine à son auditoire fasciné. La vente a eu lieu en décembre 1963, avant que Rosita Esperenza, la première victime, ne soit enlevée. Ils en ont kidnappé douze, à raison d’une tous les deux mois, prenant les robes dans leur stock acheté chez Tinker Bell. En tout cas, les tueurs n’obéissent pas à un cycle lunaire, comme le voudraient les psychiatres, maintenant qu’il y a un enlèvement tous les mois. Ce serait plutôt un cycle solaire, ça marche toujours par douze...
— Est-ce que la découverte des robes nous sera vraiment utile ? demanda Silvestri.
— Non, pas avant qu’il y ait un procès.
— Et il faut arrêter les tueurs d’abord, intervint Marciano. Carmine, qui était la grand-mère, d’après toi ?
— Un des deux Fantômes.
— Mais tu nous as dit un jour que ces crimes n’étaient pas commis par des femmes.
— Oui, et je le pense toujours. Mais il est assez facile à un homme de se déguiser en femme d’un certain âge.
— Un manteau de zibeline, un chauffeur, une limousine, maugréa Silvestri. Est-ce qu’on peut exploiter le fait que c’était une Lincoln ?
— Je vais mettre Corey sur l’affaire, mais je n’y crois guère. Je suis persuadé que le chauffeur était l’autre Fantôme. Il est amusant que Mme Dobchik ait pu me faire un portrait très détaillé de l’acheteuse, en signalant même qu’elle avait des lunettes à double foyer, sans pouvoir rien me dire du chauffeur, sinon qu’il était vêtu de noir et portait des gants.
— Non, c’est logique, intervint Patrick. Mme Dobchik vend des vêtements, elle a affaire tous les jours à des femmes aisées, mais pas aux hommes de peine. Et elle connaît tous les genres de fourrure, tous les sacs à main, toutes les chaussures...
— On n’est toujours pas plus près des Fantômes, grommela Silvestri.
— Tout de même, John, nous avons fait des progrès. Mais c’est vrai que nous en sommes réduits à chercher une aiguille dans une meule de foin. Le Connecticut compte environ trois millions d’habitants. Et c’est un petit État : pas de grande métropole, une dizaine de villes importantes, une centaine de villes moyennes... mais ça fait quand même une grosse meule de foin. J’ai compris dès le début qu’y chercher une aiguille n’était pas la bonne méthode. Les robes de chez Tinker Bell peuvent avoir l’air d’une impasse, mais je ne le pense pas. C’est un clou de plus dans le cercueil, une preuve supplémentaire. Pour le moment, c’est comme si nous regardions un puzzle représentant un ciel bleu. Les robes en sont une des pièces manquantes.
Carmine se pencha en avant, tout à son idée.
— Pour commencer, il n’y a plus un Fantôme, mais deux. En second lieu, ils sont très proches, comme des frères. Je ne sais pas quelle est leur couleur de peau, mais ce qu’eux voient, avant toute chose, c’est un visage. Un type de visage peu répandu chez les Blanches, mais aussi chez les Noires. Les Fantômes travaillent réellement en équipe ; chacun a des tâches à accomplir, des domaines de compétence spécifiques. Ce qui s’applique sans doute aussi à ce qu’ils font à leurs victimes : tu lui fais ceci, je lui fais cela. Pour ce qui est de les tuer, je soupçonne, sans en être certain, que c’est le dominé qui s’en charge. Ensuite, il nettoie. S’ils gardent les têtes, c’est à cause du visage, ce qui veut dire que quand nous les capturerons, nous retrouverons toutes les têtes, depuis Rosita Esperenza. Tant que leurs activités nous sont restées inconnues, ils ont procédé à des enlèvements en plein jour, mais à partir de Francine Murray, ils ont eu plus de mal. Je commence à penser qu’ils sont passés à des kidnappings de nuit à cause de la police, et pas à cause d’un plan prévu de longue date. C’est tout simplement moins risqué.
— Le visage... dit Patrick. C’est la première fois que je t’entends négliger tous les autres critères, Carmine. Qu’est-ce qui te fait croire que c’est ça ? Pourquoi ne plus tenir compte de la couleur de peau, de la race, de la taille, de la religion ?
— Pat, tu sais à quel point j’ai réfléchi à tous ces éléments, mais j’ai finalement estimé que c’était le visage. Cela m’est venu sur le chemin du retour. À cause de Margaretta Bewlee. Une Noire, après plusieurs filles couleur café au lait. Qu’est-ce qu’elle avait en commun avec elles ? Le visage. Et rien d’autre.
— Et l’innocence ? demanda Marciano.
— Oui, certes, mais ce n’est pas cela qui pousse les Fantômes à enlever ces filles, c’est le visage.
Carmine s’interrompit et fronça les sourcils.
— Vas-y, vas-y ! lança Silvestri.
— Les Fantômes, ou un des deux, ont connu quelqu’un qui avait ce visage et qu’ils haïssent davantage que l’humanité tout entière. Un des deux, ou les deux ? Pour celui qui domine, pas de doute ; pour le dominé, il est soumis à l’autre, il hait ce que l’autre hait. Qu’ils épilent le pubis de leurs victimes m’a frappé. Cela laisse penser que le visage qu’ils abominent était celui d’une fillette. Mais alors, pourquoi n’enlèvent-ils pas des gamines prépubères ? Ils ne manquent ni du sang-froid ni de l’intelligence nécessaires. Celle qui avait ce visage est-elle quelqu’un que l’un au moins des Fantômes a connu autrefois, de l’enfance à l’âge adulte ? Qu’il haïssait en tant que femme, plus qu’en tant qu’enfant ? C’est une énigme à laquelle je n’ai pas de réponse.
— S’agissant du côté enfant, intervint Silvestri, ils sont allés plus loin avec leurs récentes victimes, puisqu’ils les ont vêtues de robes pour petites filles.
— Si nous savions qui avait ce visage, nous connaîtrions l’identité des Fantômes. En revenant de White Plains, j’ai passé mon temps à tenter de me souvenir des demeures de chaque membre du Hug, pour savoir s’il n’aurait pas été accroché aux murs, mais je n’ai rien trouvé.
— Tu penses toujours que c’est quelqu’un du Hug ? demanda Marciano.
— L’un des Fantômes y travaille, ça ne fait pas de doute. Mais pas l’autre. Il se charge des repérages, peut-être de certains des enlèvements. Il y a forcément quelqu’un du Hug dans cette histoire. Je sais bien que les corps auraient pu être déposés dans n’importe quel congélateur de la fac de médecine, mais ce n’est qu’au Hug qu’on peut y déposer des gros sacs, directement depuis le coffre d’une voiture. Et il faut vraiment connaître l’endroit pour accéder au parking, et savoir qu’il est entièrement désert aux environs de 5 heures du matin. Je ne dis pas pour autant que les Fantômes n’auraient pas pu trouver d’autres congélateurs, mais simplement qu’il est beaucoup plus facile d’utiliser celui du Hug.
— Oui, dit Silvestri, c’est sûrement ça.
— Tu es sûr que ce n’est pas Desdemona, Carmine ? lança Patrick.
— Je suis certain que non.
— Ah ah ! Tu soupçonnes quelqu’un ?
— Non, et c’est bien là ce qui me tourmente. Je devrais, pourtant. J’ai l’impression de ne pas voir quelque chose qui est pourtant juste sous mon nez.
— Va discuter avec Eliza Smith, proposa Desdemona, la tête posée sur l’épaule de Carmine. Tu ne me dis rien d’important, je le sais, mais je suis sûre que tu crois que le Fantôme est quelqu’un du Hug. Eliza connaît l’endroit depuis sa création. Elle ne se mêle pas de ce qui ne la regarde pas, mais elle sait beaucoup de choses que les autres ignorent, ne serait-ce que parce que le Prof lui raconte les problèmes qu’il a avec les autres. De plus, elle a passé un doctorat de psychologie à la fac. Tu devrais la voir.
— Tu crois que le Prof lui a déjà parlé de toi ?
— Certainement pas ! D’une certaine façon, je gravite sur une orbite extérieure. On voit en moi une sorte de comptable, pas une scientifique, si bien que je n’ai aucune importance pour le Prof. Mais je parle sérieusement, Carmine : discute avec Eliza Smith. Je suis sûre qu’elle possède sans le savoir les pièces manquantes du puzzle.